Caravane
« Concentre-toi, n'écoute pas le vent dans les frênes, n'écoute pas les chants du crépuscule sur le marais.
Laisse flotter ton esprit par-dessus la brume, par-delà les cimes frémissantes ; laisse-le flotter librement, nuageux et limpide : alors tu entendras les voix du
passé... »
Le souffle grave d'Aster s'éteignit dans la nuit.
Yeux clos, Myriam et Maude se taisaient, attendant une révélation.
Leurs mains posées sur la nappe blanche fermaient la ronde dessinée par les doigts écartés de Marie et de leur
grand-mère. Les infimes mouvements de leurs paupières traduisaient leur impatience – comme la tension de leurs phalanges et le battement du sang dans leurs poignets ornés.
« François ! As-tu vu mère ? » La
voix de Marie perça le silence, à peine reconnaissable : son cri retentit comme un appel cristallin d'enfant.
« Je vois une jeune fille en robe blanche dans l'encadrement d'une porte : la
détresse se lit dans ses grands yeux noirs qui cherchent son frère dans l'immense maison. » Les traits de Marie se crispèrent : elle avait repris son
timbre habituel.
« La maison en pierres aux toits d'ardoises est vaste, lumineuse, chaude et
parfumée. Dans un bruissement de dentelles, la fillette sonde le recueillement inhabituel du petit matin : personne dans sa chambre, personne dans celle de son frère, dans celle de leurs parents,
personne dans la salle de bain, dans la lingerie. Ses pas de biche effleurent à peine le parquet de pichpin. Puis elle dévale sans mot dire les marches creusées de l'escalier, frêle silhouette
suspendue à la rampe noire. Elle s'arrête devant la boule de cristal, comme pour trouver une réponse à sa question. »
Myriam et Maude imaginaient les pièces en enfilade aux plafonds travaillés de stucs
peints, aux murs décorés de papiers colorés à fleurs ou à rayures.
« Toi qui as tout vu, dis-moi... » susurra Marie de sa voix d'enfant. Ses mains quittèrent la ronde et façonnèrent une auréole autour de la statuette mariale ramenée de leur dernier pélerinage à Lourdes qui
trônait au centre de la table. Aster ouvrit légèrement les yeux et sourit : la Vierge était nimbée d'une douce lueur.
« Sur le
carrelage noir et blanc de l'entrée, les pieds de cette petite Marie hésitent : avant de se précipiter dans le jardin où les chants matinaux semblent l'inviter, elle pousse doucement la porte de la cuisine. La grande table de
châtaignier, où attend un panier de fruits cueillis la veille, reste désespérément vide. Même la gouvernante est absente. Dans la cheminée, aux corbeaux sculptés de têtes d'hommes stylisées, rougeoient faiblement les dernières braises. Elle referme la porte et prend
son châle sur le perroquet encombré. Comme pour se rassurer, elle caresse doucement ses bras repliés, réfléchit et déglutit lentement. La peur l'étreint.
Elle se précipite dans la salle à manger où elle interroge le portrait familial. Dans cette même pièce, cinq ans
auparavant, un peintre avait représenté son père, Samuel du Plessis, debout, non en habit noir, mais en costume vert de cavalier, à ses côtés sa tendre épouse Eugénie, assise auprès de la petite
Marie, serrant sur son sein François, alors nourrisson. Une larme coule sur la joue de la fillette, jusqu'à ses lèvres qui mordillent l'irréparable.
Puis elle s'enfuit, dehors, chaussant ses sabots plutôt que ses souliers... Personne sur la terrasse, personne sur
le perron. Le ciel pur du printemps précoce la bénit. Fermant les yeux, elle prend une grande bouffée d'air frais. « François ? Maman ? » Ses appels déchirants font taire un instant
l'allégresse des oiseaux. Une petite voix lui répond derrière le labyrinthe des buis.
En quelques frou-frou, quelques crissements de gravier, elle a rejoint son frère dans le verger : il est calmement
assis sur un muret devant le pommier en fleurs. L'arbre palissé dessine une fenêtre généreuse
derrière son visage poupin éclairé par un sourire. Dans sa main droite, une feuille, sur laquelle elle reconnaît l'écriture penchée de sa mère. À sa sœur qui le questionne, le jeune garçon dit
simplement : « Maman s'en est allée. Papa est parti au village et Madeleine tient à interroger les voisins. Moi, je sais qu'elle est là, tout près. ». Et il lui tend le papier : entre
ses larmes, Marie se raccroche aux pleins et aux déliés bien connus tracés à l'encre violette. François lui prend la main : « Tu veux que je lise ? ». Sa sœur réprime un sanglot et s'essuie
le visage... »
Le silence retombe dans la caravane, oppressant.
« Concentre-toi, Marie. Laisse flotter ton esprit... » reprend
doucement Aster.
Sa fille replace ses mains dans le cercle, doigts écartés. Un déluge de larmes lacère son visage mat.
« Grand-mère...
– Tu crois que... » articulèrent presque en même temps Maude et Myriam.
« Chut ! Laissez-la se recueillir, mes enfants... »
Après un long silence, Marie recommence : « Je vois aussi un grand incendie. Mais bien après... Une étoile
jaune... ». Elle grimace. « Je voudrais revenir en arrière... »
Paupières crispées, sa bouche ouverte cependant muette chorégraphie quelques phrases incompréhensibles.
Soudain, une exclamation : « Bernard d'Agesci ?...». Puis à nouveau le chant de la
chouette.
« Je voudrais retrouver le texte d'Eugénie : peut-être nous aidera-t-il à reconstruire ce que le délire des
hommes a détruit... »
Myriam soupira. Maude haletait presque.
Seule Aster demeurait imperturbable.
« Concentre-toi... »
Et puis, comme une délivrance, d'une voix monocorde Marie livra le secret des anges.
« Le long de ces murs maçonnés de blondes pierres
aux vitraux colorés appelant rêverie,
le long de ces hauts murs couronnés de lierres,
de douces glycines en guirlandes fleuries,
le long des ardoises, des rebords ouvragés,
des secrètes persiennes, des ferronneries,
le long de ce balcon au garde-corps courbé,
de ces rideaux légers, ornés de pierreries,
le long des plinthes languides, des hommes debouts,
des secrétaires, des tables, des lits douillets,
des commodes remplies de précieux linges fins,
le long de ce verger et de ses espaliers,
le long du labyrinthe, des buissons de houx,
vous me trouverez, car je suis née ce jardin... »
Les mains dans la ronde se serrèrent. Aster, rayonnante, embrassa sa fille comme pour la ranimer. Maude et Myriam
tombèrent dans les bras l'une de l'autre, après avoir récité un Ave Maria.
« Puisque Raoul et Paul ne sont plus là, puisque nous ne pourrons reprendre la route avant longtemps, puisque
la belle ruine que nous avons achetée – avec ce qu'ils nous ont laissé – dans l'écrin de verdure de cette campagne retirée accepte de nous livrer, nuit après nuit, son secret, ne regrettons pas
les voyages... Il faut nous reconstruire hors de toute tribu, et de cette reconstruction renaîtra la possibilité d'un avenir. Si ce n'est pour moi, ce sera pour vous. Dès demain, mettons-nous au
travail. » conclut Aster.
Marie sortit de la caravane orpheline. Il faisait nuit.
Elle s'appuya sur le chambranle sans porte de la grande demeure éventrée, baignée par la lune, et compta les
étoiles.
La caravane vibrait maintenant au rythme des guitares du traditionnel
Leito dje dje ! enregistré dix ans auparavant par Raoul.
Au fond de son cœur elle savait qu'après avoir redonné vie à la grande bâtisse
pleine de mystère, après avoir sondé son passé douloureux, l'errance, le désir de l'ailleurs, des rencontres, l'appelleraient à nouveau sur la trace effacée de ses ancêtres nomades.
Hiver 2009.